Les Loisirs de captivité d'un soldat français prisonnier de guerre à Ansbach, Bavière

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Généalogie
la Guerre de Clovis
Avant-Propos

   Le Témoignage de Clovis

En 1870, Clovis Hardy se trouve dans l'action des combats comme dans l'oisiveté imposée par sa captivité qui se prolongera jusqu'en juin 1871. Il engrange des souvenirs, des images fortes des champs de bataille en Lorraine, des inhumaines conditions de la vie des soldats, des conditions honteuses de la capitulation à  Metz . Mais il ne s'attache pas à raconter sa vie à  Ansbach entre le 8 octobre 1870 où il arrive après 46 heures de chemin de fer et le 21 avril 1871, jour du départ d' Ansbach . A partir de quel moment eut-il l'idée d'écrire ses souvenirs? L'idée a probablement germé tout au long de sa campagne et les longs mois de captivité ont fait le reste. Les conversations sont allées bon train. Il suffisait de raconter.

Il s'agit d'un petit carnet relié   à couverture cartonnée de couleur noire, d'environ 14 cm par 8, comportant 162 feuillets. Les"Loisirs de captivité"   occupent 135 pages(2 à 136 ). Ces relations sont rédigées à l'encre et à la plume, ce qui laisse penser que la rédaction en a été faite de manière "confortable". Il est surprenant de lire ces pages pratiquement sans fautes d'orthographe qui respectent la syntaxe, d'une plume alerte, pur produit d'une pensée structurée. Si quelques pages ne comportent aucune faute, un doute subsiste sur la réelle identité de leur auteur et alors, des différences dans la graphie des mots apparaissent mais pas de façon notable.

Bien que la deuxième page des "Loisirs"  mentionne la date du   29 mars 1871, les deux dernières pages (135 et 136) ont été rédigées postérieurement. Elle recensent en effet avec précision le trajet parcouru en chemin de fer, gare après gare, depuis  Ansbach que les prisonniers ont quitté le 21 avril 1871, à destination de  Besançon où ils arriveront le   8 juin 1871 et après un arrêt prolongé et pour lequel Clovis ne donne aucune explication, à  Würtzburg du 21 avril au 6 juin . Clovis ne relate pas son retour à  Voulpaix en  Thiérache comme il ne disait mot avant le départ de Châlons (aujourd'hui, Châlons en Champagne ). Faisait-il son service dans cette ville ou a-t-il été appelé pour faire campagne ?

Après avoir quitté Ansbach, le long séjour à  Würtzburg ne fait pas non plus l'objet d'une relation écrite. Cette ville a sans doute servi de lieu de regroupement des prisonniers. La pénurie de wagons, affectés en priorité au ravitaillement des troupes d'occupation et à leur transport, a-t-elle retardé la libération des prisonniers ?

Quelques pages griffonnées postérieurement ne sont pas de sa main. On n'y retrouve pas cette belle écriture lisible. Des listes de denrées et de vêtements avec les prix correspondants occupent 7 pages (138 à 143,145 ). La page 146 est prise par une probable dictée de 5 lignes. Suivent 3 couplets d'une chanson "comme à vingt ans" . Une longue addition occupe la page suivante. Il est évident que ces pages sont hors-contexte du travail de Clovis Hardy et ont été utilisées après son retour de captivité. J'en conclus que le carnet n'a pas été enfermé dans une armoire ou une malle à souvenirs comme une précieuse relique, mais a du être lu et relu, au fil des ans, au fil des guerres...

. Le travail des historiens, de Pierre Milza et de François Roth notamment, corrobore sa narration qui manque de détails. Cette carence peut s'expliquer par le fait que sa relation a été rédigée pendant sa captivité à Ansbach soit plusieurs mois après le déroulement des événements. Je prends donc beaucoup de plaisir à imaginer ce qu'il a vécu à partir de son carnet pour écrire son histoire. Les extaits de son carnet, (en italique) constitue la colonne vertébrale de mon récit.

Samedi 6 août 1870

Il était 9 heures du matin lorsqu’un ordre très sérieux du colonel arrive. Il fallait décamper immédiatement et nous porter entre Sarrebruck et Spicheren pour reprendre la position que nous avions quittée deux jours avant. Notre position était maintenant occupée par l’ennemi. Nous partîmes donc au pas de gymnastique où l’ennemi nous attendait pour exécuter cette bataille du 6 août.

 

Nos vingt-cinq mille hommes, ce qu’il en restait parce que nous on n’avait pas idée de nos pertes et parce qu’il y avait des soldats morts et des blessés hors de combat, s’étaient établis sur les collines entre Spicheren et la frontière, et devant Stiring et Schoeneck qui est un village en limite de territoire ennemi, à l’ouest de Sarrebruck. L’état-major du général s’était porté à Forbach et Bazaine se trouvait à Saint-Avold, bien en retrait des combats. Une division d’infanterie prussienne, j’ai appris après que c’était la 14ème avec à sa tête le général Kameke, est passée à l’offensive à Schoeneck et à la Brême d’Or. On entendait l’artillerie qui tonnait à quelques kilomètres, sur notre gauche, sans savoir si c’était les nôtres ou l’ennemi qui nous arrosait.

 

La journée fut certainement triste, longue et pénible, tant pour nous que pour eux, car après nous avoir soutenus depuis 10 heures du matin, on se battait encore à 8 heures du soir. On s’est battu vaillamment  parce qu’on dit que notre armée ne se composait que de quinze mille hommes contre l’armée ennemie qui se composait de cent vingt mille. Et un soutien n’était guère moins nombreux. Ce jour-là, nous soutînmes une terrible lutte surtout pour l’infanterie car notre artillerie manquait de munitions. Le feu a commencé vers 8 heures du matin jusqu’à 9 heures du soir sans arrêter un seul moment. On nous amena devant l’ennemi, à environ huit cents mètres du champ de bataille. On nous fit quitter nos sacs et partir au pas de gymnastique. Nous sommes tous rentrés dans le bois, les généraux et les officiers de chaque régiment en tête. C'est-à-dire dans la forêt de Spicheren que la lisière n’est qu’à quelques pas du côté de la Prusse pur y rentrer. Mais on nous laissa dans l’intérieur du bois de manière qu’on ne pouvait pas bien voir ce qui se passait devant nous. On ne pouvait pas voir si l’ennemi était près ou loin de nous.

 

Puis l’ordre est arrivé : « Feu ! Feu à volonté !». On avait eu notre baptême du feu le 2. Ce n’est pas qu’on prend l’habitude mais on avait déjà combattu et c’était comme faire la même chose qu’on avait appris à l’entraînement. Puis on s’est rendu compte du manque de précisions des renseignements, de l’Etat-major qui ne savait pas vraiment où se trouvaient ses forces.

 

On nous faisait tirer sur nos soldats, sur le 10ème régiment de chasseurs à pied qui se trouvaient déployés en tirailleurs sur deux lignes, embusqués derrière les plis du fossé, attendant l’ennemi pour leur tirer dessus. Mais nos soldats, se voyant pris par derrière, se retournent sur nous, alors que nous avions l’ennemi à notre droite qui venait pour nous faire prisonniers, sans tirer. Les ayant aperçus, on leur lâche un feu de peloton dessus. En voilà une partie en déroute, une partie blessée et les autres prisonniers. Quant à nos généraux et à nos officiers, ils ne risquaient aucun danger, parce que sitôt que le feu commença, une portion était cachée, sauf quelques-uns qui étaient demeurés avec nous. Ce qui prouva la trahison de leur part. Mais nos soldats montrèrent beaucoup de sang froid, une grande énergie, un courage sans pareil. Car tous ont mis de la bonne volonté. Point ne se sont découragés quoique nous avions très peu d’officiers avec nous. Ceux qui ont marché avec nous montrèrent la plus grande énergie et nous ont commandé de la manière la plus parfaite.

  

Le 10ème régiment de chasseurs à pied s’était mis aussi à tirer sur nous, pour répliquer à nos feux de salves, se croyant pris à revers par les Prussiens. On a bien manqué d’en prendre des balles ! C’était une vraie confusion. Mais les Prussiens se sont débandés dans tous les sens. Ils s’enfuyaient dans toutes les directions parce que je crois qu’ils ont été surpris de nous trouver là et ils ne devaient pas comprendre qu’on nous tirait dessus, d’une place qui n’était pas la leur. Forcément puisque c’était le 10ème de chasseurs ! Les blessés geignaient et gueulaient comme des porcs qu’on saigne. Les cris et les hurlements couvraient en partie le bruit de la fusillade. Des soldats morts étaient tombés sur la terre, dans des positions de corps désarticulés, la face dans la terre qui se couvrait de mares de sang. Elle buvait, la terre ! Des Prussiens ont levé les bras en l’air en tenant leur fusil au dessus de leur tête. D’autres encore ont jeté leur arme et leur regard implorait notre pitié. Qu’on ait n’importe quel uniforme, un homme apeuré reste un homme. Et quelque soit la misère qu’on subit, on tient à rester en vie. 

D’avoir trouvé le 10ème dans nos lignes de mire, au bout de nos canons de chassepots nous avait fâchés. On ne savait pas qu’ils étaient là ! Mais que des officiers aient fui leur devoir sitôt que le feu a commencé nous a vraiment mis en colère. Le lieutenant, lui, il est resté comme étant des nôtres. Il nous a encouragés de la voix et par sa présence. Un genou en terre, il s’était saisi d’un chassepot et avait vidé la cartouchière d’un de nos soldat tombé au combat et il tirait comme nous, comme n’importe lequel d’entre nous. On avait du courage mais ça, ça nous en a donné encore plus ! Il était à nos côtés. Et c’est ce qui comptait. Quand on a vu qu’il n’avait plus de munitions, l’un de nous lui a lancé sa besace et il s’est remis à tirer, toujours un genou en terre. Moi, je me suis dit qu’il allait prendre une balle des Prussiens, parce qu’il était téméraire. On était tous à tenir notre position et on se battait.

 

Nous résistâmes à cette lutte sans pouvoir parcourir plus de 3 à 400 mètres en avant ou en arrière, jusqu’à 5 heures du soir, sans avoir éprouvé une nombreuse perte car le nombre de nos pertes de s’éleva qu’à 1500 hommes hors de combat, prisonniers, morts ou blessés.

 

Quand ça s’est calmé, on entendait seulement quelques tirs à droite, à gauche mais rien de bien sérieux. C’est long, dix heures de combats même quand on a l’avantage d’être bien armés comme nous. Le chassepot est une merveille de précision. Il se recharge rapidement par la culasse, peut porter à plus d’un kilomètre. Mais l’inconvénient, c’est qu’il faut le nettoyer après avoir tiré une vingtaine de cartouches, à cause de l’enveloppe de la poudre qui est en papier et qui brûle et encrasse la chambre.

 

Pour les Prussiens, il n’en fut pas ainsi. Leur perte était bien supérieure à la nôtre, car nous nous trouvions sur une hauteur et eux étaient dans la plaine. Ce qui faisait que nous avions un grand avantage sur eux. Leur perte dût s’élever à plus de trente mille hommes hors de combat, car la plaine en était toute couverte, de morts et de blessés.

 

Il y avait donc bien trahison, que je me suis dit ! Les preuves ne manquaient pas, cette fois encore! D’abord, le 10ème dont on ignorait la position et qu’on découvre au premier coup de feu ! Secondement, eux-mêmes qui ignoraient sans doute notre position de tir à couvert dans le bois ! Ensuite, les Prussiens qui avançaient vers nous sans tirer comme s’ils étaient sûrs de ne pas essuyer le feu de notre part ! Et encore, leur débandade soudaine qui a bien été une preuve de leur surprise ! Et finalement, nos officiers qui prenaient leurs jambes à leur cou ne devaient pas s’attendre à ce que le feu soit si nourri !

 

Quand les officiers s’étaient sont mis à couvert, on était restés seuls avec le caporal et le sergent. Le lieutenant a bien eu un moment d’hésitation mais il était resté aussi. Il nous encourageait de la voix et il tirait aussi. Il savait peut-être, pour la trahison, mais il est resté. Alors on avait redoublé d’ardeur. On couvrait ceux qui rechargeaient leur fusil et le tir était bien nourri. On était décidé à tenir tant qu’un de nous resterait debout. Je n’aurais pas voulu être Prussien, parce que des balles, ils en ont pris ! Plus ils avançaient, plus ils tombaient. Pour eux, ce n’était pas pareil parce que leurs pertes étaient bien supérieures aux nôtres. Ce n’était pas possible d’imaginer ça. Pas un n’a reculé. Les plus chanceux atteignaient nos lignes et levaient les bras pour être prisonniers. On avait l’avantage de se trouver sur une hauteur alors qu’ils manœuvraient en plaine. Ça, c’était bien pour nous. La plaine était couverte de leurs morts et de leurs blessés. Moi, j’ai pensé que leurs pertes devaient s’élever à au moins trente mille hommes hors de combat. On a su après, qu’ils avaient perdu plus d’hommes ce jour-là que pendant toute la durée de la guerre d’Autriche.

 

S’ils ont réussi à nous repousser vers 5 heures du soir, à nous faire battre en retraite sur 500 ou 600 mètres, ce n’est qu’à force de monde et par suite de trahison.

 

Des renforts, qu’ils ont eus ! Régulièrement dans la journée et je maintiens qu’on a été trahi ! Ça devenait évident, de plus en plus évident.

 

Nous avons continué le feu jusqu’à 9 heures du soir lorsque tout à coup le feu cesse, nous trouvant dans un fossé, de manière qu’ils ne pouvaient nous voir et sans avoir éprouvé de grandes pertes. Mais eux, il n’en fut pas ainsi parce qu’ils n’avaient pas d’abri pour se cacher. Ils n’avaient qu’un très petit fossé, de manière qu’on les voyait bien.

 

A c’t’heure-là du soir, il ne faisait pas nuit mais on savait bien que c’était la fin du jour et que les combats ne pourraient pas continuer comme ça. Le soleil allait se coucher pour nous donner un peu de repos. Il y avait des grillons qui ont repris leur chanson. Un cri d’osieu[1], une chouette, ou autre chose. Je ne sais plus mais je me souviens de cet oiseau qui reprenait son territoire. Un grand silence s’était abattu sur nous, sur les Prussiens, sur le champ de bataille. Ça sentait la poudre qu’on avait brûlée. On n’entendait plus que les gémissements des blessés qui demandaient à boire, qui appelaient leur mère, qui déliraient de fièvre et de douleur. Nous nous trouvions dans un fossé comme dans une camuche[2] car ils ne pouvaient pas nous apercevoir. Nous n’avions pas non plus éprouvé de grandes pertes. Mais pour les Prussiens, ce n’était pas la même chose. Ils s’étaient entassés dans un très petit fossé peu profond et on les voyait bien avec la pointe des casques qui dépassaient. Puis quand le feu a cessé pour de bon, les officiers ont rassanné[3] leurs hommes et le colonel du 63ème de ligne, pour nous faire prendre nos sacs et partir, il a crié : « Le 63, à moi ! ». Mais alors que nous reprenions nos sacs et commencions à décamper, ça a remis ça ! On n’avait plus de quoi nous abriter, une fois sortis de notre fossé. Ça sifflait de partout. Heureusement que les balles prussiennes étaient mal ajustées parce qu’on était dans la pénombre. Elles hachaient le feuillage des arbres ou les escorniflaient en arrachant des lambeaux d’écorce qui nous tombaient sur la tête et tout autour de nous.

 

L’ennemi nous envoyait des coups de fusils qui rappliquaient comme la grêle autour de nous. Alors il nous fallut partir au plus vite, car ils nous auraient fait endurer des pertes considérables. Parce que nous n’avions pas de cas de défense et à ce moment là nous n’étions qu’à 200 mètres du village de Spicheren, où une grande partie de nos soldats blessés se trouvaient dans l’église et dans les maisons. Nous y avions aussi notre convoi de vivres et nos munitions de guerre pour tout le corps d’armée.

 

L’ambulance[4] occupait aussi le presbytère et le médecin major avait fort à faire. Les blessés arrivaient par carrettes entières, mêlés aux mourants ou à ceux qui n’avaient pas survécu pendant leur transport depuis le champ de bataille. Les corps étaient alignés les uns à côté des autres, à même le sol de la grande salle et un infirmier désignait ceux que des brancardiers devaient emporter pour leur inhumation. Cela faisait peine à voir parce qu’il y avait parmi tous ceux-là des visages connus du 1er comme du 2ème et du 3ème bataillon. D’autres brancardiers emportaient les blessés pour des soins, des amputations de jambes ou de bras ; Les plus mal en point restaient sur le carreau devenu rouge de sang. Ils allaient passer et la consigne du major était appliquée à la lettre. Point de soins inutiles, ceux qui pouvaient en réchapper seraient soignés. Il fallait faire vite parce que le temps était compté pour certains. On savait bien que les soins prodigués devaient remettre les blessés sur pied pour retourner au combat, un jour ou l’autre. Ou peut-être jamais.

 

Les carrettes réquisitionnées dans les fermes se suivaient les unes derrière les autres, dans le bruit des cerclages de fer des roues sur le pavé de la cour. Chacune attendait son tour pour être déchargée puis repartait au petit trot vers le champ de bataille. Du sang coulait goutte à goutte d’entre les planches sur le pavé. Les naseaux emplis de l’odeur écœurante du sang frais, les chevaux piaffaient et donnait dans la nervosité. Ils hennissaient. C’était comme des plaintes douloureuses. Plus d’un se cabra. Les fers des sabots claquaient comme des coups de pierre à feu. Quelquefois, on voyait des étincelles qui jaillissaient de dessous les sabots. Parmi nos soldats, quelques uniformes prussiens se mêlaient aux nôtres et les soins leur étaient donnés de la même manière. Le curé du village faisait emporter les morts par deux aides après l’administration des sacrements. Il s’agenouillait, la soutane maculée de sang, une prière aux lèvres, le regard perdu. Tout avait pris fin ou presque pour ceux-là, juste après un grand signe de croix, une prière, une absolution.

Derrière l’église, une immense fosse avait été aménagée, creusée à coups de pelle et de pioche. Les corps reposaient à même la terre, alignés les uns à côté des autres, débarrassés de leur cartouchière, de leur musette, de leur arme. De tous les équipements et de choses personnelles. Des lettres sans doute, une médaille. Des souvenirs personnels qu’ils n’emportaient même pas dans leur mort. Les mains, lorsqu’il en restait, étaient croisées sur la poitrine. Des membres amputés côtoyaient les morts sans qu’il fût possible de les identifier. Quand un corps sans vie était déposé et s’il manquait un ou plusieurs membres, jambe ou bras, main, pied ou doigt, l’un des aides, dans une conscience quasi professionnelle, lui attribuait ceux que le colonel médecin avait amputés. Cette macabre reconstitution en rendait plus d’un malade. Je veux dire de ceux qui assistaient à ce spectacle. Quelle misère ! Ce n’était pas de mourir car c’est le sort de chacun ici ou là, aujourd’hui ou demain. Peu importait. Non, c’était de les voir allongés dans la terre froide et humide et de savoir qu’une partie d’eux-mêmes pouvait ne pas être retrouvée et ne pas gagner sa vraie place. La mort les avait emportés et on ne connaîtrait pas même leur nom.   

Il en est arrivé toute la nuit, des blessés, des agonisants, des hommes passés de vie à trépas entre le champ de bataille et l’ambulance. Ceux qui étaient encore valides et qui avaient suivi les convois nous racontaient, la peur dans la voix, qu’ils s’étaient battus au corps-à-corps jusque tard dans la nuit, dans la forêt de Gifertwald. Plus de munitions. Alors il fallait escarper[5] à la baïonnette ! Le capitaine était pâle, les yeux cernés. Lui aussi, ça le retournait de voir tous ces hommes morts ou blessés et ce sang qui s’écoulait sur la terre, qui giclait quand le colonel médecin taillait dans les chairs meurtries, le bruit de la scie lorsqu’il amputait un bras, une jambe, ses ordres brefs pour que la bonne-sœur qui l’assistait lui tende un tissu pour éponger et faire des compresses. L’odeur lourde et sucrée du sang frais flottait dans l’air et commençait à en imprégner jusqu’à nos uniformes.

« Dégagez ! Ne restez pas là ! Y’a rien d’bon à voir ici ! »

 

Toutes ces images, tous ses bruits, toutes ces odeurs, je les mettais dans ma tête comme on engrange le foin, les gerbes de blé et d’orge, comme on serre les pommes de terre en cave. Parce que je ne pouvais pas prendre le temps d’écrire tout ça dans mon carnet. Mais je me jurais bien de m’en souvenir parce que c’était l’horreur de la guerre et qu’il ne fallait pas oublier. Depuis ce jour, je déteste le bruit de la scie. C’est un bruit qui me rend fou.

 

Pendant les combats, le caporal Albert G… , notre caporal, avait pris une balle de Prussien en plein front. La balle est entrée juste au milieu du front, entre les deux ardents[6], puis est ressortie derrière en faisant voler son shako. Deux trous qui n’ont pas beaucoup saigné. Il est tombé sur le dos, sans un cri. Ça a fait le bruit mou d’un sac de blé qui chute d’une carrette. Il a gardé les ardents ouverts, la bouche ouverte aussi parce qu’il s’apprêtait peut-être à donner un ordre ou à nous encourager. Enfin, c’est ce que je crois. Son visage est resté un moment tendu puis sa face est devenue comme celle de quelqu’un qui est reposé, qu’a bien dormi et qu’est satisfait de sa nuit. C’est Anselme qui lui a fermé les paupières. Le caporal est resté couché là où il était tombé et on l’a laissé là-bas, sans son arme, sans ses munitions, le shako posé sur sa poitrine, les mains croisées. P’tilouis avait fait un signe de croix puis avait repris le combat sans plus attendre. Ça a été le premier mort de la journée. Après, il y en a eu d’autres mais par chance, l’artillerie des Prussiens, c’n’était pas pour nous, vu qu’ils avaient leur canons plus loin, à l’ouest mais pas dans la plaine qu’on dominait.

Une estafette est arrivée à brides abattues, le cheval avec l’écume aux naseaux, comme des blancs montés en neige. Les Prussiens occupaient désormais la montagne de Forbach avec les nombreux renforts qui les avaient rejoints. Alors on a reçu l’ordre de se mettre en marche.

 

 En passant dans le village, pour retourner à notre ancien camp, on voyait pleurer les habitants comme des enfants et il en avait qui soignaient nos blessés. Les autres venaient au-devant de nous, nous priant de rentrer chez eux et nous prenant par la main pour nous faire prendre quelque chose, pour nous donner du courage afin d’empêcher l’ennemi de pouvoir rentrer dans leur village.

 

C’était pour nous remonter le moral et pour qu’on reprenne des forces. Ils pansaient les petites plaies de ceux qui n’avaient pas été admis à l’ambulance parce que leurs blessures n’étaient pas très graves. C’était des estafilades, une baïonnette prussienne évitée de justesse, une balle perdue qui avait entaillée une joue, un bras, une cuisse. Rien qui valut à ces blessés-là d’encombrer l’ambulance et d’occuper le major.

Les habitants nous donnaient aussi de quoi manger, du pain, du lard que nous engloutissions et des pommes de terre cuites dans leur jus qu’ils avaient accommodées avec de la graisse de cochon avant de nous les servir. C’était chaud et nous mangions en nous passant les cuillères, fraternellement. A la louche, nous buvions de grandes avalées d’eau fraîche que les hommes du village tiraient du puits dans des seaux de bois ou de fer étamé. Elle était froide et ça nous emplissait le gosier et l’estomac. Après, on plongeait nos mains et nos bras couverts de terre et de poudre pour nous mouiller le visage. Ça faisait du bien de voir tous ces signes d’amitié.

 

 En arrivant dans notre camp, on nous rassemble par compagnie parce qu’on était dispersé. Ensuite on nous fit ranger comme à la bataille pour reformer notre camp. Mais au moment de mettre sac à terre, le colonel du 63ème de ligne reçut un ordre du général de Brigade lui demandant de repartir tout de suite et de diriger son régiment sur la route de Sarreguemines en repassant par Spicheren.

 

 Il était entre 10 heures et 11 heures du soir. il faisait nuit noire à ce moment-là. On ne voyait pas la lune, cachée pas des nuages. Comme on commençait à se reposer de cette dure journée, remettre le sac sur le dos pour repartir, c’était comme refaire la même journée avec la fatigue et le manque de manger en plus. Alors, on s’est reformé comme pour une marche, le sac, le fusil, les munitions parce qu’on a eu une distribution et là, on prenait ce qu’on voulait. J’en ai rempli ma musette qui s’est alourdie. Et on est reparti.

 

On s’est trompé. On a pris la vieille route de Forbach. Il était maintenant 11 heures du soir et il faisait si noir qu’il était bien facile de se tromper. Cette mauvaise route nous conduisait de nouveau à une terrible lutte, à être tous égorgés sans s’y attendre. Il n’y avait sur cette route que le 63ème de ligne et une nombreuse armée ennemie qui avait livré un combat contre une très petite armée française qui s’est retrouvée prisonnière. Après quoi, ils se sont emparés de tous nos vivres de réserve, de tout le pain qui se trouvait à la boulangerie et même de nos fours de campagne de notre corps d’armée.

 

C’était un coup dur qui nous est arrivé. Parce que déjà que l’intendance, elle ne suivait pas, si en plus elle n’était pas capable de garder nos vivres et nos fours de campagne, ça n’était pas bon pour la suite. On avait accepté, pas sans grogner, qu’elle ne soit pas capable en temps de paix mais il fallait qu’elle réponde «présent !» en campagne ! Quand on se bat, il faut que le frichti y soit là quand on en a besoin !

Et nous voilà à repartir dans la nuit, comme des aveugles, sans rien voir du tout. Même pas le bout du nez.

 

 Nous étions prêts à rentrer au village, à environ deux kilomètres. Nous aperçûmes tout autour de la ville, une masse de petits de feux et une espèce de fumée blanche qui s’élevait au-dessus. Cette fumée, c’était la poudre qu’on avait brûlé dans la journée de cette bataille car nous respirions le goût de la poudre et à la lueur des feux. Tout donnait à croire que c’était un camp prussien. Nous étions là, sur une route qui était entourée de côtes noires et il y avait une forêt de chaque côté. Nous ne faisions pas le moindre bruit. Il nous était même défendu de n’allumer aucune allumette de crainte de nous faire apercevoir. Nous avancions, nous reculions. Pendant trois fois, ce fut la même chose. Enfin, le général et le colonel du 63ème de ligne, grâce à leur intelligence et leur sang-froid, ont jugé prudemment de nous ramener sur nos pas. Il y avait danger à courir.

 

On n’y voyait toujours pas, dominés par les grands arbres qui cachaient la route et ses côtés. On voyait à peine le ciel, il se confondait avec la cime des arbres. Il n’y avait pas de vent, non plus. On était dans l’incertitude de ce qui allait se passer. On craignait de se faire surprendre et d’être prisonniers des Prussiens. Mais on arrivait à marcher en se guidant sur les petits bruits de celui qui était devant. Un froissement de tissu de la vareuse ou les pas sur le chemin, les caillaux qui roulaient. Il y avait aussi le cliquetis des armes, parce que c’est difficile de faire silence complet quand on est une troupe en marche.

 

Ceci, c’était vers minuit, une heure du matin…


[1]              Oiseau (patois picard).

[2]              Cache, cachette  (patois picard).

[3]              Rassemblé (patois picard).

[4]             « Etablissement hospitalier temporaire, formé près des corps ou des divisions d’armée, pour en suivre les mouvements et destiné à assurer les premiers secours aux blessés et autres malades » (Littré)

[5]              Tuer, assassiner.

[6]              Les yeux.

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