Il s'agit d'un
petit carnet relié
à couverture cartonnée de couleur
noire, d'environ 14 cm par 8, comportant 162
feuillets. Les"Loisirs de
captivité" occupent
135 pages(2 à 136 ). Ces relations sont
rédigées à l'encre et à la plume, ce qui
laisse penser que la rédaction en a été faite de
manière "confortable". Il est surprenant de lire ces
pages pratiquement sans fautes d'orthographe qui
respectent la syntaxe, d'une plume alerte, pur produit
d'une pensée structurée. Si quelques pages ne comportent
aucune faute, un doute subsiste sur la réelle
identité de leur auteur et alors, des différences dans
la graphie des mots apparaissent mais pas de façon
notable.
Bien que la deuxième page des
"Loisirs" mentionne la date du
29 mars
1871, les deux dernières pages (135 et
136) ont été rédigées postérieurement. Elle
recensent en effet avec précision le trajet parcouru en
chemin de fer, gare après gare, depuis Ansbach que
les prisonniers ont quitté le 21 avril
1871, à destination de Besançon où
ils arriveront le 8 juin 1871 et après un
arrêt prolongé et pour lequel Clovis ne donne aucune
explication, à Würtzburg du 21 avril
au 6
juin . Clovis ne relate pas son retour à Voulpaix en Thiérache
comme il ne disait mot avant le départ de Châlons
(aujourd'hui, Châlons en Champagne ).
Faisait-il son service dans cette ville ou a-t-il été
appelé pour faire campagne ?
Après avoir quitté Ansbach, le
long séjour à Würtzburg ne fait pas
non plus l'objet d'une relation écrite. Cette ville a
sans doute servi de lieu de regroupement des
prisonniers. La pénurie de wagons, affectés en
priorité au ravitaillement des troupes d'occupation et à
leur transport, a-t-elle retardé la libération des
prisonniers ?
Quelques pages griffonnées
postérieurement ne sont pas de sa main. On n'y
retrouve pas cette belle écriture lisible.
Des listes de denrées et
de vêtements avec les prix correspondants occupent
7 pages (138 à 143,145 ). La page 146 est prise
par une probable dictée de 5 lignes. Suivent 3
couplets d'une chanson "comme à vingt ans" . Une
longue addition occupe la page suivante. Il est
évident que ces pages sont hors-contexte du travail de
Clovis
Hardy et ont été utilisées après son retour
de captivité. J'en conclus que le
carnet n'a pas été
enfermé dans une armoire ou une malle à souvenirs comme
une précieuse relique, mais a du être lu et relu,
au fil des ans, au fil des guerres...
. Le travail
des historiens, de Pierre Milza et de François Roth
notamment, corrobore sa narration qui manque de
détails. Cette carence peut s'expliquer par le fait que
sa relation a été rédigée pendant sa captivité à
Ansbach soit plusieurs mois après le déroulement
des événements. Je prends donc beaucoup de plaisir
à imaginer ce qu'il a vécu à partir de son carnet
pour écrire son histoire. Les extaits de son carnet,
(en italique) constitue la colonne vertébrale
de mon récit.
Samedi 6 août
1870
Il était 9 heures du matin lorsqu’un ordre
très sérieux du colonel arrive. Il fallait décamper
immédiatement et nous porter entre Sarrebruck et
Spicheren pour reprendre la position que nous avions
quittée deux jours avant. Notre position était
maintenant occupée par l’ennemi. Nous partîmes donc au
pas de gymnastique où l’ennemi nous attendait pour
exécuter cette bataille du 6
août.
Nos vingt-cinq mille hommes, ce qu’il
en restait parce que nous on n’avait pas idée de nos
pertes et parce qu’il y avait des soldats morts et des
blessés hors de combat, s’étaient établis sur les
collines entre Spicheren et la frontière, et devant
Stiring et Schoeneck qui est un village en limite de
territoire ennemi, à l’ouest de Sarrebruck. L’état-major
du général s’était porté à Forbach et Bazaine se
trouvait à Saint-Avold, bien en retrait des combats. Une
division d’infanterie prussienne, j’ai appris après que
c’était la 14ème avec à sa tête le général
Kameke, est passée à l’offensive à Schoeneck et à la
Brême d’Or. On entendait l’artillerie qui tonnait à
quelques kilomètres, sur notre gauche, sans savoir si
c’était les nôtres ou l’ennemi qui nous
arrosait.
La journée fut certainement triste, longue
et pénible, tant pour nous que pour eux, car après nous
avoir soutenus depuis 10 heures du matin, on se battait
encore à 8 heures du soir. On s’est battu
vaillamment
parce qu’on dit que notre armée ne se composait
que de quinze mille hommes contre l’armée ennemie qui se
composait de cent vingt mille. Et un soutien n’était
guère moins nombreux. Ce jour-là, nous soutînmes une
terrible lutte surtout pour l’infanterie car notre
artillerie manquait de munitions. Le feu a commencé vers
8 heures du matin jusqu’à 9 heures du soir sans arrêter
un seul moment. On nous amena devant l’ennemi, à environ
huit cents mètres du champ de bataille. On nous fit
quitter nos sacs et partir au pas de gymnastique. Nous
sommes tous rentrés dans le bois, les généraux et les
officiers de chaque régiment en tête. C'est-à-dire dans
la forêt de Spicheren que la lisière n’est qu’à quelques
pas du côté de la Prusse pur y rentrer. Mais on nous
laissa dans l’intérieur du bois de manière qu’on ne
pouvait pas bien voir ce qui se passait devant nous. On
ne pouvait pas voir si l’ennemi était près ou loin de
nous.
Puis l’ordre est arrivé :
« Feu ! Feu à volonté !». On avait
eu notre baptême du feu le 2. Ce n’est pas qu’on prend
l’habitude mais on avait déjà combattu et c’était comme
faire la même chose qu’on avait appris à l’entraînement.
Puis on s’est rendu compte du manque de précisions des
renseignements, de l’Etat-major qui ne savait pas
vraiment où se trouvaient ses forces.
On nous faisait tirer sur nos soldats, sur
le 10ème régiment de chasseurs à pied qui se
trouvaient déployés en tirailleurs sur deux lignes,
embusqués derrière les plis du fossé, attendant l’ennemi
pour leur tirer dessus. Mais nos soldats, se voyant pris
par derrière, se retournent sur nous, alors que nous
avions l’ennemi à notre droite qui venait pour nous
faire prisonniers, sans tirer. Les ayant aperçus, on
leur lâche un feu de peloton dessus. En voilà une partie
en déroute, une partie blessée et les autres
prisonniers. Quant à nos généraux et à nos officiers,
ils ne risquaient aucun danger, parce que sitôt que le
feu commença, une portion était cachée, sauf
quelques-uns qui étaient demeurés avec nous. Ce qui
prouva la trahison de leur part. Mais nos soldats
montrèrent beaucoup de sang froid, une grande énergie,
un courage sans pareil. Car tous ont mis de la bonne
volonté. Point ne se sont découragés quoique nous avions
très peu d’officiers avec nous. Ceux qui ont marché avec
nous montrèrent la plus grande énergie et nous ont
commandé de la manière la plus
parfaite.
Le 10ème régiment de chasseurs
à pied s’était mis aussi à tirer sur nous, pour
répliquer à nos feux de salves, se croyant pris à revers
par les Prussiens. On a bien manqué d’en prendre des
balles ! C’était une vraie confusion. Mais les
Prussiens se sont débandés dans tous les sens. Ils
s’enfuyaient dans toutes les directions parce que je
crois qu’ils ont été surpris de nous trouver là et ils
ne devaient pas comprendre qu’on nous tirait dessus,
d’une place qui n’était pas la leur. Forcément puisque
c’était le 10ème de chasseurs ! Les
blessés geignaient et gueulaient comme des porcs qu’on
saigne. Les cris et les hurlements couvraient en partie
le bruit de la fusillade. Des soldats morts étaient
tombés sur la terre, dans des positions de corps
désarticulés, la face dans la terre qui se couvrait de
mares de sang. Elle buvait, la terre ! Des
Prussiens ont levé les bras en l’air en tenant leur
fusil au dessus de leur tête. D’autres encore ont jeté
leur arme et leur regard implorait notre pitié. Qu’on
ait n’importe quel uniforme, un homme apeuré reste un
homme. Et quelque soit la misère qu’on subit, on tient à
rester en vie.
D’avoir trouvé le 10ème dans
nos lignes de mire, au bout de nos canons de chassepots
nous avait fâchés. On ne savait pas qu’ils étaient
là ! Mais que des officiers aient fui leur devoir
sitôt que le feu a commencé nous a
vraiment mis en colère. Le lieutenant, lui, il est resté
comme étant des nôtres. Il nous a encouragés de la voix
et par sa présence. Un genou en terre, il s’était saisi
d’un chassepot et avait vidé la cartouchière d’un de nos
soldat tombé au combat et il tirait comme nous, comme
n’importe lequel d’entre nous. On avait du courage mais
ça, ça nous en a donné encore plus ! Il était à nos
côtés. Et c’est ce qui comptait. Quand on a vu qu’il
n’avait plus de munitions, l’un de nous lui a lancé sa
besace et il s’est remis à tirer, toujours un genou en
terre. Moi, je me suis dit qu’il allait prendre une
balle des Prussiens, parce qu’il était téméraire. On
était tous à tenir notre position et on se battait.
Nous résistâmes à cette lutte sans pouvoir
parcourir plus de 3 à 400 mètres en avant ou en arrière,
jusqu’à 5 heures du soir, sans avoir éprouvé une
nombreuse perte car le nombre de nos pertes de s’éleva
qu’à 1500 hommes hors de combat, prisonniers, morts ou
blessés.
Quand ça s’est calmé, on entendait
seulement quelques tirs à droite, à gauche mais rien de
bien sérieux. C’est long, dix heures de combats même
quand on a l’avantage d’être bien armés comme nous. Le
chassepot est une merveille de précision. Il se recharge
rapidement par la culasse, peut porter à plus d’un
kilomètre. Mais l’inconvénient, c’est qu’il faut le
nettoyer après avoir tiré une vingtaine de cartouches, à
cause de l’enveloppe de la poudre qui est en papier et
qui brûle et encrasse la
chambre.
Pour les Prussiens, il n’en fut pas ainsi.
Leur perte était bien supérieure à la nôtre, car nous
nous trouvions sur une hauteur et eux étaient dans la
plaine. Ce qui faisait que nous avions un grand avantage
sur eux. Leur perte dût s’élever à plus de trente mille
hommes hors de combat, car la plaine en était toute
couverte, de morts et de
blessés.
Il y avait donc
bien trahison, que je me suis dit ! Les preuves ne
manquaient pas, cette fois encore! D’abord, le
10ème dont on ignorait la position et qu’on
découvre au premier coup de feu ! Secondement,
eux-mêmes qui ignoraient sans doute notre position de
tir à couvert dans le
bois ! Ensuite, les Prussiens qui avançaient vers
nous sans tirer comme s’ils étaient sûrs de ne pas
essuyer le feu de notre part ! Et encore, leur
débandade soudaine qui a bien été une preuve de leur
surprise ! Et finalement, nos officiers qui
prenaient leurs jambes à leur cou ne devaient pas
s’attendre à ce que le feu soit si nourri !
Quand les officiers s’étaient sont mis à
couvert, on était restés seuls avec le caporal et le
sergent. Le lieutenant a bien eu un moment d’hésitation
mais il était resté aussi. Il nous encourageait de la
voix et il tirait aussi. Il savait peut-être, pour la
trahison, mais il est resté. Alors on avait redoublé
d’ardeur. On couvrait ceux qui rechargeaient leur fusil
et le tir était bien nourri. On était décidé à tenir
tant qu’un de nous resterait debout. Je n’aurais pas
voulu être Prussien, parce que des balles, ils en ont
pris ! Plus ils avançaient, plus ils tombaient.
Pour eux, ce n’était pas pareil parce que leurs pertes
étaient bien supérieures aux nôtres. Ce n’était pas
possible d’imaginer ça. Pas un n’a reculé. Les plus
chanceux atteignaient nos lignes et levaient les bras
pour être prisonniers. On avait l’avantage de se trouver
sur une hauteur alors qu’ils manœuvraient en plaine. Ça,
c’était bien pour nous. La plaine était couverte de
leurs morts et de leurs blessés. Moi, j’ai pensé que
leurs pertes devaient s’élever à au moins trente mille
hommes hors de combat. On a su après, qu’ils avaient
perdu plus d’hommes ce jour-là que pendant toute la
durée de la guerre
d’Autriche.
S’ils ont réussi à nous repousser vers 5
heures du soir, à nous faire battre en retraite sur 500
ou 600 mètres, ce n’est qu’à force de monde et par suite
de trahison.
Des renforts, qu’ils ont eus !
Régulièrement dans la journée et je maintiens qu’on a
été trahi ! Ça devenait évident, de plus en plus
évident.
Nous avons continué le feu jusqu’à 9
heures du soir lorsque tout à coup le feu cesse, nous
trouvant dans un fossé, de manière qu’ils ne pouvaient
nous voir et sans avoir éprouvé de grandes pertes. Mais
eux, il n’en fut pas ainsi parce qu’ils n’avaient pas
d’abri pour se cacher. Ils n’avaient qu’un très petit
fossé, de manière qu’on les voyait bien.
A c’t’heure-là du
soir, il ne faisait pas nuit mais on savait bien que
c’était la fin du jour et que les combats ne pourraient
pas continuer comme ça. Le soleil allait se coucher pour
nous donner un peu de repos. Il y avait des grillons qui
ont repris leur chanson. Un cri d’osieu, une chouette, ou autre chose. Je ne sais
plus mais je me souviens de cet oiseau qui reprenait son
territoire. Un grand silence s’était abattu sur nous,
sur les Prussiens, sur le champ de bataille. Ça sentait
la poudre qu’on avait brûlée. On n’entendait plus que
les gémissements des blessés qui demandaient à boire,
qui appelaient leur mère, qui déliraient de fièvre et de
douleur. Nous nous trouvions dans un fossé comme dans
une camuche car ils ne pouvaient pas nous apercevoir.
Nous n’avions pas non plus éprouvé de grandes pertes.
Mais pour les Prussiens, ce n’était pas la même chose.
Ils s’étaient entassés dans un très petit fossé peu
profond et on les voyait bien avec la pointe des casques
qui dépassaient. Puis quand le feu a cessé pour de bon,
les officiers ont rassanné leurs hommes et le colonel du
63ème de ligne, pour nous faire prendre nos
sacs et partir, il a crié : « Le 63, à
moi ! ». Mais alors que nous reprenions nos
sacs et commencions à décamper, ça a remis ça ! On
n’avait plus de quoi nous abriter, une fois sortis de
notre fossé. Ça sifflait de partout. Heureusement que
les balles prussiennes étaient mal ajustées parce qu’on
était dans la pénombre. Elles hachaient le feuillage des
arbres ou les escorniflaient
en arrachant des lambeaux d’écorce qui nous tombaient
sur la tête et tout autour de
nous.
L’ennemi nous envoyait des coups de fusils
qui rappliquaient comme la grêle autour de nous. Alors
il nous fallut partir au plus vite, car ils nous
auraient fait endurer des pertes considérables. Parce
que nous n’avions pas de cas de défense et à ce moment
là nous n’étions qu’à 200 mètres
du village de Spicheren, où une grande partie de nos
soldats blessés se trouvaient dans l’église et dans les
maisons. Nous y avions aussi notre convoi de vivres et
nos munitions de guerre pour tout le corps
d’armée.
L’ambulance occupait aussi le presbytère et le
médecin major avait fort à faire. Les blessés arrivaient
par carrettes
entières, mêlés aux mourants ou à ceux qui n’avaient pas
survécu pendant leur transport depuis le champ de
bataille. Les corps étaient alignés les uns à côté des
autres, à même le sol de la grande salle et un infirmier
désignait ceux que des brancardiers devaient emporter
pour leur inhumation. Cela faisait peine à voir parce
qu’il y avait parmi tous ceux-là des visages connus du
1er comme du 2ème et du
3ème bataillon. D’autres brancardiers
emportaient les blessés pour des soins, des amputations
de jambes ou de bras ; Les plus mal en point
restaient sur le carreau devenu rouge de sang. Ils
allaient passer et la consigne du major était appliquée
à la lettre. Point de soins inutiles, ceux qui pouvaient
en réchapper seraient soignés. Il fallait faire vite
parce que le temps était compté pour certains. On savait
bien que les soins prodigués devaient remettre les
blessés sur pied pour retourner au combat, un jour ou
l’autre. Ou peut-être
jamais.
Les carrettes
réquisitionnées dans les fermes se suivaient les unes
derrière les autres, dans le bruit des cerclages de fer
des roues sur le pavé de la cour. Chacune attendait son
tour pour être déchargée puis repartait au petit trot
vers le champ de bataille. Du sang coulait goutte à
goutte d’entre les planches sur le pavé. Les naseaux
emplis de l’odeur écœurante du sang frais, les chevaux
piaffaient et donnait dans la nervosité. Ils
hennissaient. C’était comme des plaintes douloureuses.
Plus d’un se cabra. Les fers des sabots claquaient comme
des coups de pierre à feu. Quelquefois, on voyait des
étincelles qui jaillissaient de dessous les sabots.
Parmi nos soldats, quelques uniformes prussiens se
mêlaient aux nôtres et les soins leur étaient donnés de
la même manière. Le curé du village faisait emporter les
morts par deux aides après l’administration des
sacrements. Il s’agenouillait, la soutane maculée de
sang, une prière aux lèvres, le regard perdu. Tout avait
pris fin ou presque pour ceux-là, juste après un grand
signe de croix, une prière, une absolution.
Derrière l’église, une immense fosse avait
été aménagée, creusée à coups de pelle et de pioche. Les
corps reposaient à même la terre, alignés les uns à côté
des autres, débarrassés de leur cartouchière, de leur
musette, de leur arme. De tous les équipements et de
choses personnelles. Des lettres sans doute, une
médaille. Des souvenirs personnels qu’ils n’emportaient
même pas dans leur mort. Les mains, lorsqu’il en
restait, étaient croisées sur la poitrine. Des membres
amputés côtoyaient les morts sans qu’il fût possible de
les identifier. Quand un corps sans vie était déposé et
s’il manquait un ou plusieurs membres, jambe ou bras,
main, pied ou doigt, l’un des aides, dans une conscience
quasi professionnelle, lui attribuait ceux que le
colonel médecin avait amputés. Cette macabre
reconstitution en rendait plus d’un malade. Je veux dire
de ceux qui assistaient à ce spectacle. Quelle
misère ! Ce n’était pas de mourir car c’est le sort
de chacun ici ou là, aujourd’hui ou demain. Peu
importait. Non, c’était de les voir allongés dans la
terre froide et humide et de savoir qu’une partie
d’eux-mêmes pouvait ne pas être retrouvée et ne pas
gagner sa vraie place. La mort les avait emportés et on
ne connaîtrait pas même leur nom.
Il en est arrivé toute la nuit, des
blessés, des agonisants, des hommes passés de vie à
trépas entre le champ de bataille et l’ambulance. Ceux
qui étaient encore valides et qui avaient suivi les
convois nous racontaient, la peur dans la voix, qu’ils
s’étaient battus au corps-à-corps jusque tard dans la
nuit, dans la forêt de Gifertwald. Plus de munitions.
Alors il fallait escarper à la baïonnette ! Le capitaine était
pâle, les yeux cernés. Lui aussi, ça le retournait de
voir tous ces hommes morts ou blessés et ce sang qui
s’écoulait sur la terre, qui giclait quand le colonel
médecin taillait dans les chairs meurtries, le bruit de
la scie lorsqu’il amputait un bras, une jambe, ses
ordres brefs pour que la bonne-sœur qui l’assistait lui
tende un tissu pour éponger et faire des compresses.
L’odeur lourde et sucrée du sang frais flottait dans
l’air et commençait à en imprégner jusqu’à nos
uniformes.
« Dégagez ! Ne restez pas
là ! Y’a rien d’bon à voir ici ! »
Toutes ces images, tous ses bruits, toutes
ces odeurs, je les mettais dans ma tête comme on
engrange le foin, les gerbes de blé et d’orge, comme on
serre les pommes de terre en cave. Parce que je ne
pouvais pas prendre le temps d’écrire tout ça dans mon
carnet. Mais je me jurais bien de m’en souvenir parce
que c’était l’horreur de la guerre et qu’il ne fallait
pas oublier. Depuis ce jour, je déteste le bruit de la
scie. C’est un bruit qui me rend
fou.
Pendant les combats, le caporal Albert G…
, notre caporal, avait pris une balle de Prussien en
plein front. La balle est entrée juste au milieu du
front, entre les deux ardents, puis est ressortie derrière en faisant
voler son shako. Deux trous qui n’ont pas beaucoup
saigné. Il est tombé sur le dos, sans un cri. Ça a fait
le bruit mou d’un sac de blé qui chute d’une carrette.
Il a gardé les ardents ouverts, la bouche ouverte aussi
parce qu’il s’apprêtait peut-être à donner un ordre ou à
nous encourager. Enfin, c’est ce que je crois. Son
visage est resté un moment tendu puis sa face est
devenue comme celle de quelqu’un qui est reposé, qu’a bien dormi
et qu’est
satisfait de sa nuit. C’est Anselme qui lui a fermé les
paupières. Le caporal est resté couché là où il était
tombé et on l’a laissé là-bas, sans son arme, sans ses
munitions, le shako posé sur sa poitrine, les mains
croisées. P’tilouis avait fait un signe de croix puis
avait repris le combat sans plus attendre. Ça a été le
premier mort de la journée. Après, il y en a eu d’autres
mais par chance, l’artillerie des Prussiens, c’n’était pas
pour nous, vu qu’ils avaient leur canons plus loin, à
l’ouest mais pas dans la plaine qu’on dominait.
Une estafette est arrivée à brides
abattues, le cheval avec l’écume aux naseaux, comme des
blancs montés en neige. Les Prussiens occupaient
désormais la montagne de Forbach avec les nombreux
renforts qui les avaient rejoints. Alors on a reçu
l’ordre de se mettre en
marche.
En passant dans le
village, pour retourner à notre ancien camp, on voyait
pleurer les habitants comme des enfants et il en avait
qui soignaient nos blessés. Les autres venaient
au-devant de nous, nous priant de rentrer chez eux et
nous prenant par la main pour nous faire prendre quelque
chose, pour nous donner du courage afin d’empêcher
l’ennemi de pouvoir rentrer dans leur
village.
C’était pour nous remonter le moral et
pour qu’on reprenne des forces. Ils pansaient les
petites plaies de ceux qui n’avaient pas été admis à
l’ambulance parce que leurs blessures n’étaient pas très
graves. C’était des estafilades, une baïonnette
prussienne évitée de justesse, une balle perdue qui
avait entaillée une joue, un bras, une cuisse. Rien qui
valut à ces blessés-là d’encombrer l’ambulance et
d’occuper le major.
Les habitants
nous donnaient aussi de quoi manger, du pain, du lard
que nous engloutissions et des pommes de terre cuites
dans leur jus qu’ils avaient accommodées avec de la
graisse de cochon avant de nous les servir. C’était
chaud et nous mangions en nous passant les cuillères,
fraternellement. A la louche, nous buvions de grandes
avalées d’eau fraîche que les hommes du village tiraient
du puits dans des seaux de bois ou de fer étamé. Elle
était froide et ça nous emplissait le gosier et
l’estomac. Après, on plongeait nos mains et nos bras
couverts de terre et de poudre pour nous mouiller le
visage. Ça faisait du bien de voir tous ces
signes d’amitié.
En arrivant dans notre camp, on nous
rassemble par compagnie parce qu’on était dispersé.
Ensuite on nous fit ranger comme à la bataille pour
reformer notre camp. Mais au moment de mettre sac à
terre, le colonel du 63ème de ligne reçut un
ordre du général de Brigade lui demandant de repartir
tout de suite et de diriger son régiment sur la route de
Sarreguemines en repassant par
Spicheren.
Il était entre 10
heures et 11 heures du soir. il faisait nuit noire à ce
moment-là. On ne voyait pas la lune, cachée pas des
nuages. Comme on commençait à se reposer de cette dure
journée, remettre le sac sur le dos pour repartir,
c’était comme refaire la même journée avec la fatigue et
le manque de manger en plus. Alors, on s’est reformé
comme pour une marche, le sac, le fusil, les munitions
parce qu’on a eu une distribution et là, on prenait ce
qu’on voulait. J’en ai rempli ma musette qui s’est
alourdie. Et on est
reparti.
On s’est trompé. On a pris la vieille
route de Forbach. Il était maintenant 11 heures du soir
et il faisait si noir qu’il était bien facile de se
tromper. Cette mauvaise route nous conduisait de nouveau
à une terrible lutte, à être tous égorgés sans s’y
attendre. Il n’y avait sur cette route que le
63ème de ligne et une nombreuse armée ennemie
qui avait livré un combat contre une très petite armée
française qui s’est retrouvée prisonnière. Après quoi,
ils se sont emparés de tous nos vivres de réserve, de
tout le pain qui se trouvait à la boulangerie et même de
nos fours de campagne de notre corps
d’armée.
C’était un coup dur qui nous est arrivé.
Parce que déjà que l’intendance, elle ne suivait pas, si
en plus elle n’était pas capable de garder nos vivres et
nos fours de campagne, ça n’était pas bon pour la suite.
On avait accepté, pas sans grogner, qu’elle ne soit pas
capable en temps de paix mais il fallait qu’elle réponde
«présent !» en campagne ! Quand on se bat, il
faut que le frichti y soit là quand
on en a besoin !
Et nous voilà à repartir dans la nuit,
comme des aveugles, sans rien voir du tout. Même pas le
bout du nez.
Nous étions prêts
à rentrer au village, à environ deux kilomètres. Nous
aperçûmes tout autour de la ville, une masse de petits
de feux et une espèce de fumée blanche qui s’élevait
au-dessus. Cette fumée, c’était la poudre qu’on avait
brûlé dans la journée de cette bataille car nous
respirions le goût de la poudre et à la lueur des feux.
Tout donnait à croire que c’était un camp prussien. Nous
étions là, sur une route qui était entourée de côtes
noires et il y avait une forêt de chaque côté. Nous ne
faisions pas le moindre bruit. Il nous était même
défendu de n’allumer aucune allumette de crainte de nous
faire apercevoir. Nous avancions, nous reculions.
Pendant trois fois, ce fut la même chose. Enfin, le
général et le colonel du 63ème de ligne,
grâce à leur intelligence et leur sang-froid, ont jugé
prudemment de nous ramener sur nos pas. Il y avait
danger à courir.
On n’y voyait toujours pas, dominés par
les grands arbres qui cachaient la route et ses côtés.
On voyait à peine le ciel, il se confondait avec la cime
des arbres. Il n’y avait pas de vent, non plus. On était
dans l’incertitude de ce qui allait se passer. On
craignait de se faire surprendre et d’être prisonniers
des Prussiens. Mais on arrivait à marcher en se guidant
sur les petits bruits de celui qui était devant. Un
froissement de tissu de la vareuse ou les pas sur le
chemin, les caillaux qui roulaient. Il y avait aussi le
cliquetis des armes, parce que c’est difficile de faire
silence complet quand on est une troupe en marche.
Ceci, c’était vers minuit, une heure du
matin…